La Russie

Un pays aux milles visages

   
   
 
 
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 Une naïveté de complaisance :

Les titres les plus influents de la presse internationale, ne daignant pas se pencher sur les fins mécanismes des réalités russes, restent souvent à la surface des problèmes. Plus que de préjugés, cette attitude découle d’une véritable paresse intellectuelle. Source : 16 janvier, 2012
Boris Toumanov, gazeta.ru



Image de Natalia Mikhaylenko

Les événements de décembre 2011 ont provoqué, au sein de la presse internationale, une nouvelle vague de tentatives pour appréhender la situation en Russie. En l’occurence, j’ai été sollicité [en tant qu’éditorialiste russe, ntldr] pendant plusieurs jours par les principaux organes de presse francophone, qui ne cessaient d’insister, à mon grand étonnement, sur des questions d’importance secondaire, n’essayant même pas de comprendre le fond du pourquoi et du comment de la naissance de ces perturbations au sein de la société civile russe, phénomène pourtant unique dans l’histoire de la Russie.

Cette tendance s’est révelée encore davantage après la manifestation de l’avenue Sakharov. Les deux seuls faits qui intéressaient mes interlocuteurs étrangers étaient : Alexeï Navalny comme une figure politique forte et la proposition de Mikhaïl Gorbatchev faite à Poutine de démissionner de son propre chef. Je ne cessais pas de rétorquer que les ovations et le soutien des manifestants à l’encontre de Navalny n’en font pas le leader incontesté de l’opposition russe. J’essayais également de leur expliquer que pour la population russe, qui continue dans sa grande majorité à encenser Poutine, ce qu’il faut ce ne sont pas ces appels à prendre d’assaut le Kremlin, même s’il abrite des « escrocs et des voleurs », mais un pénible travail de longue haleine consistant à mettre en place un véritable programme d’opposition. Et que le défi lancé à Poutine par Mikhaïl Gorbatchev, malgré tout le respect que je lui porte, ce n’est que du vent.

 

 Une partialité magnifeste :

J’essayais d’attirer l’attention de mes collègues étrangers sur le phénomène Alexeï Koudrine et son programme de développement par étapes de la société civile en Russie. En ayant le soin de préciser que Koudrine, tout comme Navalny, ne sont pas les chefs de l’opposition mais les symptômes de l’apparition de nouveux mouvements sociaux. A mes tentatives d’explication, les journalistes s’irritaient, impatients de revenir à leur thème de prédilection, ne voulant pas perdre leur temps avec une analyse en profondeur de la situation. Par ailleurs, lorsqu’en dehors de l’interview je tentais de préciser le fond de mon point de vue, ils n’écoutaient que d’une oreille, considérant mes tergiversations vides d’interêt.

Ce manque de curiosité affiché, pour ne pas dire vindicatif, a amené plusieurs journaux mondialement reconnus à émettre des conclusions dont le manque de sérieux est aggravé par leur caractère catégorique. Prenons l’exemple de l’un des hebdomadaires américains les plus éminents, Business Week, qui a proclamé que le seul capable de représenter l’opposition en Russie était l’ex-champion mondial d’échecs, Garry Kasparov. Car il est, soi-disant, « le seul représentant des mouvements d’opposition à être mondialement reconnu ». Le Chicago Tribune a, quant à lui, interprété à sa manière la réaction de Vladimir Poutine aux manifestations. La capacité du leader national d’ « utiliser contre ses opposants la désorganisation qui les caractérise » a été mise sur le compte de son admiration de Sun Tzu et des préceptes de son livre L’Art de la guerre. Comme si Poutine n’aurait su lui-même, sans Sun Tzu, trouver cette parade en observant toutes ces vaines et incessantes querelles d’opposition.

Cette naïveté de complaisance, si je puis me permettre cette expression, ne se limite pas à la presse écrite mais touche également les organes politiques des Etats. Cette manière de ne pas prendre en compte les particularités nationales à plus d’une fois joué des tours aussi bien aux pays occidentaux dans le cas de la Lybie, par exemple, mais aussi à la Russie en Ossétie du Sud où en Transnistrie (Moldavie). Pour en revenir à la vision totalement faussée de la Russie par l’Occident, quitte à contredire les adeptes de l’éternelle théorie du « complot mondial », je dirais que cette appréhension n’est pas tant dûe à un parti-pris anti-russe mais est tout simplement le résultat d’une paresse intellectuelle. Il faut dire que la Russie y a contribué, isolée durant 70 ans de régime communiste, ne donnant aucun accès à ses réalités quotidiennes, en dehors de l’image créée et imposée par le Parti.

Malgré l’ouverture récente de la Russie, l’Occident continue de la voir à travers le prisme des clichés, qu’ils soient condescendants, négatifs ou neutres, ne faisant aucun effort pour prendre un peu de recul par rapport aux lieux communs : le caviar, Dostoïevski, la balalaïka, le mystère de l’âme slave, la vodka, la dissidence, le KGB démoniaque, les oligarques et les matriochkas. Cette paresse intellectuelle allant de pair avec ce sentiment de supériorité, que l’on tente vainement de camoufler, a déjà empêché l’Occident de comprendre la véritable raison de la chute de l’URSS et a entraîné une véritable décéption des espoirs. Aujourd’hui, ces candides pragmatiques commettent la même erreur, en se persuadant que les mécanismes de la globalisation vont, par la force des choses, tôt ou tard, amener tout le monde au même dénominateur commun démocratique.

Mais il faut vraiment vivre dans un monde imaginaire pour croire sérieusement que Garry Kasparov est « reconnu mondialement » comme le leader de l’opposition russe, et ne pas voir que la plupart des Russes se contrefichent du degré de popularité de leurs hommes politiques « sur l’arène internationale ». Si l’Occident, et avant tout l’Europe, souhaitent véritablement être témoins de l’émergeance d’une Russie civilisée, ils doivent s’efforcer d’approfondir leurs connaissances de la société russe, se détachant des images de folklore pittoresques et des lamentations des « microlibéraux ».

Il faut en finir avec cette flemme et apprendre à se retrouver de manière autonome dans les procédés politiques et sociaux qui se complexifient de plus en plus dans ce pays. Et plus important encore, il faut comprendre une fois pour toute, que ce qui se passe en Russie, pour des raisons évidentes, ne fait pas forcément écho à l’histoire de l’Occident. Arrêter de s’y reporter à tout bout de champ, par manque de volonté de s’embourber dans les détails des « exotiques lubies » de la mentalité russe. Cela est indispensable, non pas tant pour la Russie que pour l’Occident lui-même. Car cette toute nouvelle société civile qui est en train de voir le jour pourrait vite retourner vers un autoritarisme et un isolationnisme, plus familiers pour elle.

 
 
 
 
 
 

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