La Russie

Un pays aux milles visages

   
   
 
 
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  Les fantômes de la place Rouge :

Controverse sur Staline, par Jean-Marie Chauvier, avril 2011



 

Pour la presse, cela ne fait plus aucun doute : « Staline is back » ; Poutine s’est « empressé de réhabiliter l’Union soviétique et le culte de Staline » ; d’ailleurs, « Poutine, c’est Staline avec Internet » (1). Côté Kremlin tinte un autre son de cloche. Le président Dmitri Medvedev rappelle les « crimes de Staline » (Izvestia, 7 mai 2010), plus volontiers d’ailleurs que son premier ministre Vladimir Poutine. Le conseiller du Kremlin aux droits de l’homme, M. Mikhaïl Fedotov, annonce la déclassification d’archives afin de marquer « l’adieu au totalitarisme » (Interfax, 1er février 2011). Et, depuis la fin des années 1980, il ne se passe pas une semaine sans nouvelles « révélations ». Colloques, médias et séries télévisées nourrissent le réquisitoire. Les dirigeants ont récemment versé une nouvelle pièce au dossier : la reconnaissance du massacre d’officiers polonais à Katyn en 1940. Rarement société aura à ce point œuvré à « désenchanter » son histoire. Alors, parle-t-on bien du même pays ?

Tout comme le passé soviétique, la personnalité du vojd (« guide ») attise une guerre des mots et des symboles qui n’épargne pas la momie de Lénine en son mausolée de la place Rouge. Les opposants libéraux exigent que soient débaptisés les lieux publics portant des noms de « bourreaux » communistes, dont celui de Rosa Luxemburg, accusée de terrorisme et d’avoir déclenché une guerre civile (2).


« L’ère soviétique » ne se réduit pourtant pas à Staline. L’une a duré soixante-treize ans, l’autre a « régné » vingt-cinq années. Trois ans après la mort du dictateur soviétique, le 5 mars 1953, ses crimes étaient officiellement dénoncés par Nikita Khrouchtchev, à l’issue du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique. Ils le furent encore en 1961, lors du XXIIe congrès qui décida le retrait de la dépouille de Staline du mausolée où il reposait aux côtés de Lénine. A la fin des années 1960, Leonid Brejnev choisit d’en faire un tabou. Une deuxième déstalinisation aura lieu sous M. Mikhaïl Gorbatchev, à partir de 1985. Elle conduira à la rupture avec le bolchevisme et avec la célébration de la révolution d’Octobre. Un nouveau « patriotisme d’Etat » se substitue aux traditions soviétiques (3).

Après 1961, les statues de Staline ont disparu, sauf à Gori, sa ville géorgienne natale. En juin 2010, le président Mikheïl Saakachvili faisait démonter la plus imposante. Sur sa lancée, il ordonnait le dynamitage du mémorial de Kutaisi, dédié aux héros soviétiques (pas seulement russes) de la guerre contre l’Allemagne nazie. Accidentellement, une Géorgienne et sa fille périrent dans l’explosion. En Ukraine, une statue érigée par les communistes en 2010, à Zaporoje, a été détruite fin décembre par les « bandéristes (4) ». Les querelles de monuments, de bustes et de musées se poursuivent.

La presse a dénoncé la résurgence dans l’espace public de portraits de Staline et de drapeaux soviétiques. De fait, seuls les exhibent des opposants communistes et des vétérans... En mai 2010, l’ex-maire de Moscou, M. Youri Loujkov, a voulu décorer la capitale de quelques effigies du « commandant en chef » lors des fêtes de la Victoire. Le Kremlin l’en a empêché. Pas stalinien, l’édile démocrate soutenait l’idée très répandue que célébrer mai 1945 en escamotant Staline équivalait à évoquer la bataille d’Angleterre en taisant le nom de Churchill, ou la Libération de Paris sans mentionner de Gaulle. Quant au drapeau « soviétique », arboré chaque 9 mai lors des parades de la Victoire, copie fidèle (dit-on) de celui qui fut planté sur le Reichstag en 1945, une loi votée par la Douma en 2007 prétendait y remplacer la faucille et le marteau par une étoile blanche. Le président Poutine ne l’a pas signée.

Au cours des années 1990, les ouvrages anticommunistes ont déferlé. Lénine et Trotski y disputent parfois à Staline la meilleure place sur le podium des « pires que Hitler ». Mais L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne ayant été introduit dans les programmes scolaires, faut-il s’étonner d’un contre-courant stalinophile ? Désormais, des manuels scolaires qui n’ignorent pas le goulag évoquent les qualités de « manager » de Staline et la « modernisation » à laquelle il a présidé. En octobre 2010, les enseignants furent invités à s’inspirer d’un « patriotisme » encore mal défini.

 

 Une contreverse qui dure encore :

Dans cette controverse, deux noyaux durs s’affrontent. D’une part, les staliniens, principalement le Parti communiste de la Fédération de Russie de M. Guennadi Ziouganov. Ils vantent l’édification socialiste, l’industrialisation des années 1930, « sans laquelle la victoire sur Hitler n’eût pu être acquise », la révolution éducative, culturelle et sanitaire, la hausse de l’espérance de vie. Les vagues de répression ne sont pas niées, mais minorées — et partiellement justifiées. En bonne logique conspirationniste, la « destruction de l’URSS » est volontiers attribuée à « l’impérialisme », aux services secrets américains, au « sionisme mondial », aux « traîtres » Gorbatchev-Iakovlev-Eltsine (5).


A ce réquisitoire répondent les plaidoyers en faveur de Boris Eltsine et d’Egor Gaïdar (maître d’œuvre de la « thérapie de choc ») « qui ont sauvé l’URSS de la famine et de la guerre civile ». Les cercles démocrates libéraux, indifféremment proches du pouvoir ou de l’opposition, mettent en relief la Terreur, la famine de 1932-1933 (officiellement qualifiée de génocide en Ukraine), le goulag, la débâcle de 1941, les estimations maximales de victimes répandues depuis Soljenitsyne. La victoire, estiment-ils, a été remportée malgré ce chef tout à la fois cruel et crétin, et non grâce à lui. Thèmes favoris de cette campagne : Staline est responsable de la guerre et a même « provoqué » l’invasion hitlérienne (6). Cinq millions de prisonniers tombés aux mains des Allemands ? Là aussi : la faute à Staline.

Entre ces deux pôles émerge une discussion plus subtile. Des enquêtes d’opinion font état de visions ambivalentes du passé : on condamne la répression sans discréditer les sacrifices des aïeux bâtisseurs ou des combattants. La mémoire est, de fait, écartelée par la diversité même des époques et des situations vécues. En atteste toute une littérature inconnue des publics occidentaux — histoires de régions, de chantiers et d’entreprises, mémoires de paysans, d’ouvriers, de vétérans, de « zeks » (prisonniers des camps), journaux personnels, études du quotidien et des mentalités. On évoque (et parfois confond) des temps différents. Les témoins des grands bouleversements se font rares, contrairement à ceux des années 1953-1985, associées au mieux-être et à la stabilité. D’une génération à l’autre, on ne se souvient pas de la même « ère soviétique ».


Une autre approche, « géopolitiste », ne veut juger ce passé qu’à l’aune des pertes et profits de la puissance. Staline peut être à la fois chef criminel et génie politique : son rôle en 1939 et pendant la guerre est examiné sans louanges ni diatribes. Cette analyse plus froide permet aussi de parler d’actualité, de territoires et de frontières, du statut historique de la Russie, de la « désagrégation » qui, de nos jours, la menacerait. Dès lors, les enjeux politiques reparaissent. La déclassification d’archives peut servir de prétexte à diverses manipulations. Ainsi, « la question Staline » divise-t-elle fort opportunément le front anti-Poutine...

La « modernisation », leitmotiv au goût du jour, entre en résonance avec le passé. Un choix libéral, pro-occidental, européen — que privilégie le discours du président Medvedev — serait contraire à une économie de mobilisation nationale inspirée de l’exemple chinois et de l’idée « eurasienne »... Dans tous les cas, l’amélioration de la compétitivité russe sur le marché global exigerait de douloureuses mesures sociales, peu compatibles avec ce qu’un intellectuel libéral appelait récemment « le béton socialiste », qui empèserait la réflexion des Russes.


D’où l’intérêt, également, d’extraire Lénine du marbre de son mausolée pour l’enterrer loin du cimetière (soviétique) du Kremlin, qu’on pourrait également raser. Porte-voix de cette exigence, M. Vladimir Jirinovski, dirigeant du très nationaliste Parti libéral-démocrate de Russie. Lors d’un débat télévisé, il dépeignait Lénine comme l’incarnation du mal absolu (REN TV, 5 mai 2010). Le tolérer, même mort, sur la place Rouge suggérerait que le pouvoir soviétique survit encore ! Un étudiant de 16 ans, qui ne trouvait aucun sens à ce débat autour d’un « ancien président », fit savoir que son problème, c’était les études qu’il ne pouvait se payer. L’animateur lui demanda si l’enterrement ou non de Lénine y changerait quelque chose. « Non », répondit l’étudiant. Rêvait-il de gratuité de l’enseignement ? La question ne lui fut pas posée.


Jean-Marie Chauvier
Journaliste, Bruxelles.

(1) Libération, Paris, 3 mars 2010 ; Le Figaro, Paris, 7 avril 2010 ; Le Point, Paris, 11 octobre 2007. Cf. aussi Time, New York, 22 décembre 2009 ; Forbes.com, 16 mars 2010 ; Russiaprofile.org, 14 mai 2010.

(2) Novaïa Gazeta, Moscou, et l’association Memorial, 24 janvier 2011.

(3) Lire « En Russie, nostalgie soviétique et nouveau patriotisme d’Etat » et « La “nouvelle Russie” de Vladimir Poutine », Le Monde diplomatique, mars 2004 et février 2007.

(4) Partisans de Stepan Bandera (1909-1959), ancien dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens.

(5) Cf., par exemple, le site pro-stalinien http://stalinism.narod.ru.

(6) Cf. Novaïa Gazeta, 23 février 2010.

 

 
 
 
 
 
 

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