Une contreverse qui dure encore :
Dans cette controverse, deux noyaux durs s’affrontent. D’une part, les staliniens, principalement le Parti communiste de la Fédération de Russie de M. Guennadi Ziouganov. Ils vantent l’édification socialiste, l’industrialisation des années 1930, « sans laquelle la victoire sur Hitler n’eût pu être acquise », la révolution éducative, culturelle et sanitaire, la hausse de l’espérance de vie. Les vagues de répression ne sont pas niées, mais minorées — et partiellement justifiées. En bonne logique conspirationniste, la « destruction de l’URSS » est volontiers attribuée à « l’impérialisme », aux services secrets américains, au « sionisme mondial », aux « traîtres » Gorbatchev-Iakovlev-Eltsine (5).
A ce réquisitoire répondent les plaidoyers en faveur de Boris Eltsine et d’Egor Gaïdar (maître d’œuvre de la « thérapie de choc ») « qui ont sauvé l’URSS de la famine et de la guerre civile ». Les cercles démocrates libéraux, indifféremment proches du pouvoir ou de l’opposition, mettent en relief la Terreur, la famine de 1932-1933 (officiellement qualifiée de génocide en Ukraine), le goulag, la débâcle de 1941, les estimations maximales de victimes répandues depuis Soljenitsyne. La victoire, estiment-ils, a été remportée malgré ce chef tout à la fois cruel et crétin, et non grâce à lui. Thèmes favoris de cette campagne : Staline est responsable de la guerre et a même « provoqué » l’invasion hitlérienne (6). Cinq millions de prisonniers tombés aux mains des Allemands ? Là aussi : la faute à Staline.
Entre ces deux pôles émerge une discussion plus subtile. Des enquêtes d’opinion font état de visions ambivalentes du passé : on condamne la répression sans discréditer les sacrifices des aïeux bâtisseurs ou des combattants. La mémoire est, de fait, écartelée par la diversité même des époques et des situations vécues. En atteste toute une littérature inconnue des publics occidentaux — histoires de régions, de chantiers et d’entreprises, mémoires de paysans, d’ouvriers, de vétérans, de « zeks » (prisonniers des camps), journaux personnels, études du quotidien et des mentalités. On évoque (et parfois confond) des temps différents. Les témoins des grands bouleversements se font rares, contrairement à ceux des années 1953-1985, associées au mieux-être et à la stabilité. D’une génération à l’autre, on ne se souvient pas de la même « ère soviétique ».
Une autre approche, « géopolitiste », ne veut juger ce passé qu’à l’aune des pertes et profits de la puissance. Staline peut être à la fois chef criminel et génie politique : son rôle en 1939 et pendant la guerre est examiné sans louanges ni diatribes. Cette analyse plus froide permet aussi de parler d’actualité, de territoires et de frontières, du statut historique de la Russie, de la « désagrégation » qui, de nos jours, la menacerait. Dès lors, les enjeux politiques reparaissent. La déclassification d’archives peut servir de prétexte à diverses manipulations. Ainsi, « la question Staline » divise-t-elle fort opportunément le front anti-Poutine...
La « modernisation », leitmotiv au goût du jour, entre en résonance avec le passé. Un choix libéral, pro-occidental, européen — que privilégie le discours du président Medvedev — serait contraire à une économie de mobilisation nationale inspirée de l’exemple chinois et de l’idée « eurasienne »... Dans tous les cas, l’amélioration de la compétitivité russe sur le marché global exigerait de douloureuses mesures sociales, peu compatibles avec ce qu’un intellectuel libéral appelait récemment « le béton socialiste », qui empèserait la réflexion des Russes.
D’où l’intérêt, également, d’extraire Lénine du marbre de son mausolée pour l’enterrer loin du cimetière (soviétique) du Kremlin, qu’on pourrait également raser. Porte-voix de cette exigence, M. Vladimir Jirinovski, dirigeant du très nationaliste Parti libéral-démocrate de Russie. Lors d’un débat télévisé, il dépeignait Lénine comme l’incarnation du mal absolu (REN TV, 5 mai 2010). Le tolérer, même mort, sur la place Rouge suggérerait que le pouvoir soviétique survit encore ! Un étudiant de 16 ans, qui ne trouvait aucun sens à ce débat autour d’un « ancien président », fit savoir que son problème, c’était les études qu’il ne pouvait se payer. L’animateur lui demanda si l’enterrement ou non de Lénine y changerait quelque chose. « Non », répondit l’étudiant. Rêvait-il de gratuité de l’enseignement ? La question ne lui fut pas posée.
Jean-Marie Chauvier
Journaliste, Bruxelles.
(1) Libération, Paris, 3 mars 2010 ; Le Figaro, Paris, 7 avril 2010 ; Le Point, Paris, 11 octobre 2007. Cf. aussi Time, New York, 22 décembre 2009 ; Forbes.com, 16 mars 2010 ; Russiaprofile.org, 14 mai 2010.
(2) Novaïa Gazeta, Moscou, et l’association Memorial, 24 janvier 2011.
(3) Lire « En Russie, nostalgie soviétique et nouveau patriotisme d’Etat » et « La “nouvelle Russie” de Vladimir Poutine », Le Monde diplomatique, mars 2004 et février 2007.
(4) Partisans de Stepan Bandera (1909-1959), ancien dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens.
(5) Cf., par exemple, le site pro-stalinien http://stalinism.narod.ru.
(6) Cf. Novaïa Gazeta, 23 février 2010. |